12ème lettre - Des spores aux carpophores (I) |
Mon cher neveu,
Quand les températures nocturnes d'arrière-automne s'approchent du zéro Celsius, quand, tout au long de l'hiver, on ne peut sortir de chez soi sans se couvrir de plusieurs couches de vêtements, quand la neige recouvre la campagne jusqu'en plaine et s'amoncelle dans le sous-bois, que deviennent donc les champignons? En tout cas, durant ces périodes au climat sévère - mais aussi en plein été lorsque la sécheresse dure plusieurs semaines ou que le foehn souffle plusieurs jours d'affilée -, on ne trouve plus guère de carpophores ni dans les prairies ni dans les forêts. Alors?
Il y a à peine 200 ans, la croyance populaire attribuait au démon ou aux fées l'apparition soudaine des carpophores. Depuis, une observation plus scientifique a montré l'inanité de ces croyances. Dans mes lettres précédentes, il est vrai, je ne t'ai parlé que de la partie visible des champignons et j'ai essayé de te conduire au cœur même des carpophores; hyphes, basides, spores, tu les as découvertes à travers les lentilles du microscope. A leur maturité, les spores tombent ou bien même elles sont littéralement éjectées par le carpophore, puis emportées par les courants. Que deviennent-elles? J'ai l'intention de t'expliquer un peu leur aventure sous le titre "Des spores aux carpophores (1)".
Tout d'abord, une précision importante: la nature est souvent très prodigue; tu as appris, dans les cours de Sciences Naturelles de ton école, que parmi les milliers de spermatozoïdes qu'un mammifère mâle offre à la femelle élue, un seul suffit à féconder un ovule. Comme la femelle ne produit à la fois qu'un nombre réduit d'ovules fécondables, il faut bien en déduire que la plupart des spermatozoïdes mourront sans avoir pu remplir la fonction à laquelle ils étaient destinés. Par analogie, si toutes les spores émises par tous les carpophores de la terre donnaient naissance chacune à un carpophore, la surface entière des terres émergées serait bientôt envahie de carpophores. Comme les champignons se nourrissent à partir d'autres êtres vivants, ils ne trouveraient, au bout de quelques années, plus aucune nourriture et ...ils disparaîtraient à leur tour, à la suite des plantes supérieures. Mais la nature est sage et ce scénario-catastrophe n'a aucune probabilité de devenir un jour réalité!
Les spores qui «ont de la chance», et elles seulement, vont germer dans le sol ou au cœur même de certains végétaux, des arbres pourrissants par exemple. Germer, cela signifie qu'à l'un des pôles, celui qui est opposé à l'apicule, la spore (Figure 1a) émet une sorte de bourgeon (1b); ce bourgeon s'allonge (1c); je t'ai déjà dit que les hyphes des champignons ont une croissance apicale. Tu remarques que cette première hyphe n'a qu'un noyau, comme la spore qui lui a donné naissance. Pendant l'allongement, le noyau se divise (1d), une cloison se forme (1e) et nous avons deux hyphes. Le processus se répète et, peu à peu, on obtient un filament mycélien (1f, g, h) qui peut atteindre plusieurs dizaines de micromètres de longueur tout en n'ayant que quelques µm de diamètre; ce filament s'insinue parmi les granules du terrain ou entre les cellules du bois mort. L'ensemble des filaments mycéliens produits en un lieu donné par la germination de plusieurs spores d'une espèce donnée constitue le mycélium primaire de cette espèce.
La croissance du mycélium primaire n'est pas toujours uniquement apicale; généralement, il se produit dans les hyphes des bourgeonnements latéraux (Figure 2a), habituellement au niveau de l'hyphe terminale; en se développant ainsi, les filaments mycéliens primaires ont une structure arborescente caractéristique, les «branches» se disposant plus ou moins perpendiculairement à l'hyphe sur laquelle est né le bourgeon (2b, c, d). Il est facile d'imaginer le lacis quasi inextricable que tisse ainsi le mycélium primaire dans le sol ou au cœur du substrat, surtout si l'on ajoute que, la plupart du temps, plusieurs espèces développent simultanément leur mycélium dans le même milieu!
Nous avons vu d'autre part qu'une baside - du moins dans le modèle que je t'ai présenté - a initialement deux noyaux: il a donc fallu quelque part que des hyphes à un noyau deviennent des hyphes à deux noyaux. Voici comment cela se passe dans notre modèle. Imagine deux hyphes d'un mycélium primaire (Figure 3a) issues de la germination de deux spores différentes, passant par hasard dans le voisinage immédiat l'une de l'autre; immédiat signifie ici que les parois viennent en contact. (Pour la clarté des dessins, j'ai représenté les noyaux avec deux graphismes différents). A cet endroit exactement (3b), les parois se désagrègent au point de contact, de sorte qu'on obtient une cellule à deux noyaux (3c); ce phénomène se nomme une plasmogamie: seuls les protoplasmes des deux hyphes se sont mélangés, les deux noyaux gardant leur; individualité.
Cette nouvelle cellule va donner naissance à un mycélium différent, nommé mycélium secondaire. A nouveau, sa croissance sera apicale, mais il apparaît maintenant un phénomène complexe illustré par la Figure 4. Pour fabriquer une deuxième hyphe comportant aussi deux noyaux, il faut évidemment que les deux noyaux de la première hyphe se divisent; dès cet instant, tout se passe comme si le diamètre de l'hyphe était trop petit pour permettre aux noyaux de se déplacer. La mitose (division des noyaux) s'accompagne de la formation d'une boucle. Mes dessins te montrent deux possibilités pour ce processus:
- La cellule initiale (Ia) s'allonge (Ib), et il se forme une hernie (Ic) de la paroi de l'hyphe; cette hernie s'étire en arrière en crochet pendant que s'opère la mitose (Id); l'un des noyaux issu de la mitose s'introduit dans le crochet, en reculant; un autre noyau reste plus ou moins sur place et deux autres migrent vers la région apicale (Ie); enfin le crochet s'accole en arrière sur la paroi de l'hyphe, créant un passage pour le noyau qui a reculé; une cloison se forme, à la fois dans l'hyphe et dans le crochet (If): il y a maintenant deux hyphes, chacune avec deux noyaux. Entre les deux hyphes s'est formée une boucle, nommée aussi anse d'anastomose.
- Le second modèle ne diffère du précédent que par un détail: la mitose ne se produit qu'après l'achèvement de la boucle.
La présence de ces boucles - qui sont donc les «cicatrices» résultant des divisions nucléaires - entre deux hyphes du carpophore, que l'on peut assez facilement observer au microscope, témoigne de la formation du mycélium secondaire dans le substrat.
Sais-tu qu'un terrain humique «normal» contient une quantité respectable de mycéliums de toutes sortes d'espèces: On a évalué que sous un mètre carré de terre végétale naturelle on trouve en moyenne 4 kg de mycéliums; leurs filaments alignés bout à bout représentent la distance Terre-Lune (400'000 km) et la surface totale des parois de ces hyphes couvrirait un terrain de football (environ un hectare)!
Malgré mon titre, nous n'en sommes pas encore à la formation des carpophores: ce sera pour une prochaine fois. En attendant, je te laisse méditer sur les merveilles du sous-sol et tu as le bonjour de
Tonton Marcel