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Des spores aux carpophores (II)
13ème lettre
Mon cher neveu,
Presque tous ceux qui courent les bois à la recherche des champignons - je pense ici surtout aux amateurs dont la passion est avant tout celle d'un chasseur et/ou d'un épicurien, à ceux que les mycologues nomment, avec un brin de dédain, des «mycophages» - ont raconté un jour leur surprise: «J'ai passé hier matin à la lisière du petit bois de sapinets, tout près de la cabane des bûcherons: Il n'y avait rien! Pas un seul champignon là où, l'année dernière à pareille époque, j'avais trouvé 15 superbes Bolets cèpes. Heureusement, j'ai eu bon flair et je suis revenu sur cette station cet après-midi: Ils étaient là, tout frais, bien fermes; le «foin» était encore tout blanc! Demain, au repas de midi, ce sera la fête». L'histoire est-elle véridique? Y a-t-il eu, en un peu plus de 24 heures, un coup de baguette magique, agitée par je ne sais quelle fée bénéfique?
Les choses ne sont pas si simples. Je t'ai parlé, dans ma dernière lettre, de l'aventure cachée du mycélium: c'est de lui que vont naître les carpophores qui, en réalité, ne sont produits qu'en vue de perpétuer l'espèce. Pour prolonger et compléter mon précédent message, je veux te parler un peu aujourd'hui du primordium et des rhizomorphes.
Des spores aux carpophores (II)
Imagine que, si les conditions internes (humidité, température, milieu nutritif) du sol ou du substrat soient favorables: alors le mycélium s'agglomère en un lieu précis, formant une minuscule pelote, très dure, d'à peine quelques millimètres de diamètre. Cette pelote se nomme un primordium; c'est un peu comme un embryon de carpophore. Chez les espèces dont le mycélium passe par les deux stades, mycélium primaire et mycélium secondaire, c'est ce dernier qui fabrique les primordiums. Mais il y a d'autres modèles de développement, par exemple sans formation de mycélium secondaire, et par conséquent sans boucles; c'est alors le mycélium primaire qui s'agglomérera en pelotes - toujours à l'intérieur du substrat - et qui fabriquera les primordiums.
Le primordium reste en liaison permanente avec les filaments mycéliens dont il est issu et qui vont lui apporter, avec beaucoup d'eau, les éléments nutritifs puisés dans le substrat. Ces apports lui permettront de grandir en volume et, très tôt - grâce à une alchimie génétique dont nous sommes encore bien ignorants -, de différencier peu à peu ce qui sera le pied, le chapeau, la cuticule, l'anneau, les lames ou les tubes du carpophore adulte.
Ces primordiums peuvent pendant une durée assez longue attendre, comme en dormition dans le substrat, des circonstances favorables pour achever leur croissance. Le Tricholome nu (Lepista nuda) ou «Pied bleu», par exemple est une espèce tardive d'arrière-automne. Or il arrive bien souvent qu'on trouve au printemps de beaux carpophores de cette espèce. Il est probable que des primordiums ont stoppé leur croissance lorsque la neige et le gel sont apparus en surface; ils ont «dormi», au cœur de l'humus protecteur et, comme les marmottes au dégel printanier, se sont réveillés à la belle saison, se gonflant activement de nourriture apportée par les filaments mycéliens comme le long d'un cordon ombilical. Le «mycophage» du début de ma lettre ne devrait pas être surpris: là où, par un bel après-midi d'automne, il a trouvé ses délicieux Cèpes bien fermes, les primordiums s'étaient peut-être formés dans le terrain dès le printemps, plusieurs mois avant sa découverte.
Pour que le jeune carpophore surgisse de terre ou apparaisse sûr un tronc d'arbre, il est nécessaire que les conditions extérieures (humidité et température de l'air, entre autres) soient aussi favorables. Le couple conditions internes + conditions externes est fondamental pour la production de carpophores. Si les facteurs internes sont défavorables, pas de primordiums et par suite pas de carpophores; si les facteurs externes favorables font défaut, les primordiums bloquent leur développement et là encore, pas de carpophores. Pour revenir aux Bolets cèpes, - mais cela concerne aussi d'autres espèces - on a observé certaines périodicités dans l'abondance de production de carpophores, par exemple tous les 4 ans environ. Il faut bien reconnaître qu'il manque encore des études systématiques, tenant compte de tous les facteurs connus actuellement, qui apporteraient à ce phénomène une explication scientifique fiable.
Quant à la soudaineté d'apparition et à la vitesse de croissance, il n'y a pas de loi générale régissant toutes les espèces. S'il est vrai qu'un Lycoperdon géant (Langermannia gigantea) peut, du soir au lendemain, multiplier son volume par 5 ou par 10 -ce qui est probablement le cas aussi pour les jeunes Bolets cèpes, lorsque les facteurs externes sont optimaux -, il existe par contre de nombreuses espèces dont le rythme de croissance est bien moins rapide. Certains prétendent, mais cette opinion n'est guère scientifiquement démontrée, que les carpophores se développeraient mieux en lune montante qu'en lune décroissante ... A vrai dire, il faut bien reconnaître que l'ensemble des facteurs qui ont une influence - positive ou négative -sur l'apparition et le développement des carpophores, est encore bien mal connu. J'ajoute pour terminer - mais je n'en ai pas encore fini avec ce chapitre - que le vent, et en particulier le fœhn des vallées alpestres, a une influence nettement négative pour le développement de la partie visible des champignons. J'ai déjà mentionné quelque part l'existence, chez la plupart des espèces, de rhizomorphes ou cordons mycéliens. Ces formations constituent en quelque sorte un moyen, pour les champignons, d'augmenter la résistance de leurs mycéliums à des conditions difficiles à l'intérieur du substrat (gel, excès ou manque d'humidité par exemple). Le terme scientifique «rhizomorphe» est d'origine grecque; «rhizos» signifie «racine» et «morphè» signifie «forme»; «rhizomorphe» = «en forme de racine». Le nom est bien choisi car ces formations ne sont pas sans rappeler les racines des végétaux supérieurs. Un rhizomorphe est en somme une sorte de câble constitué par l'accolement longitudinal de nombreuses hyphes qui se partagent deux tâches différentes: les hyphes du centre ont un aspect «normal», elles sont presque transparentes, de couleur claire, et leur rôle est de véhiculer de l'eau et des composants nutritifs; la couche externe, de couleur souvent plus sombre, est composée d'hyphes plus étroites et à parois épaissies; leur fonction est protectrice, elles constituent une gaine résistante autour des hyphes médianes.
L'Armillaire couleur de miel est un excellent exemple d'espèce formant des cordons mycéliens; de couleur brun noir et souvent ramifiés, ils rampent sur des mètres de longueur d'un arbre à l'autre. Ce fait explique d'ailleurs pourquoi cette espèce, en fait lignicole, semble produire des carpophores parfois terrestres qui puisent leur nourriture à partir du véritable pipeline que sont en somme les rhizomorphes.
Je réserve pour un prochain message des explications concernant les sclérotes et les «ronds de sorcières». D'ici là, tu as le bonjour de
Tonton Marcel